Comment Haïti a été inventée comme société pauvre ?

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La thèse de Jean Mary Louis fait partie des discours académiques les plus convaincants sur le comment l’occident a pu inventer Haïti comme une société pauvre. Cette invention passe par une violence politique exercée par les pays du Nord selon professeur Louis. C’est une activité politique qui s’exerce en réseau tout en épousant une forme binaire plus ou moins simple (commandement / obéissance), c’est-à-dire le Nord commande le Sud par la voie de l’« ingérence » classique ou l’ingérence humanitaire. En fait, l’ingérence humanitaire est une excuse d’exploitation, de domination douce, et d’endettement sauvage. Fréderic Thomas démontre à travers son texte l’échec humanitaire qu’on triche toujours dans l’urgence. Dans la coopération internationale, l’urgence est souvent un prétexte de duperie et de tricherie. L’aide humanitaire apportée à Haïti par l’international après le violent séisme du 12 Janvier 2010 est sans humanité aucune. C’est une occasion en or pour les grandes puissances de piller, exploiter des mines et des sites, et humilier Haïti en la projetant comme le pays le plus pauvre de l’hémisphère – et non comme la première République Noire du monde.

Quand l’aide humanitaire déshumanise

L’aide humanitaire est sans humanité. On vous donne l’impression qu’on vous aide, ce qui est très loin d’être vrai. Dans la même lancée, l’auteur de l’échec humanitaire nous dit : « en réalité, dans l’aide humanitaire, tout est tricherie ». Professeur Jean Mary Louis croit de son côté que ces formes de tricherie sont dues à un déficit d’éthique dans l’aide humanitaire et d’un déni de « reconnaissance » vis-à-vis de l’autre. En ce sens, la reconnaissance n’est plus une sorte de confirmation intersubjective d’un rapport positif à soi d’abord et à autrui, c’est-à-dire intersubjectivement constitué. Mais c’est une dénégation de l’autre. Emmanuel Renault dans sa théorisation sur la reconnaissance insiste sur la notion de confirmation par autrui de la conviction acquise par un individu ou un groupe d’individu relative à des valeurs propres. La relation de reconnaissance est construite comme un rapport simple entre un « je » et un « tu ». Un rapport qui exclut toute forme d’ingérence humaine, humanitaire ou internationale. Dans la psychologie politique, l’« ingérence » est un outil d’appauvrissement des pays du Nord au dépend des pays du Sud. L’ingérence existe au-delà du discours, mais elle peut prendre corps dans l’action. Ces actes visent à déshumaniser l’autre et à le rendre invisible socialement. Il est de bon ton de souligner que tout invisibilité sociale dans notre champ théorique entrainera de facto d’autres formes plus prononcées d’invisibilité économique, politique, culturelle et ontologique. C’est-à-dire, l’« autre » est construit comme étant incapable, faible, sud, barbare et pauvre dans l’imaginaire de celui qui croit être supérieur par rapport à ce dernier. Notons que la barbarisation du Sud est une pure invention de l’occident à partir du crime organisé de 1492 ; ce couplet barbare/civilisé a même été dans les œuvres anthropologiques qui datent avant Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss.

Pour comprendre le discours sur la pauvreté en Haïti

Depuis 1804, Haïti fait face à une situation critique, une situation de crise voulue, provoquée et calculée par la classe dominante et dirigeante de ce pays. De toute façon, la crise ne profite jamais au peuple haïtien. L’état de pauvreté qu’on accuse à Haïti est intimement lié à la situation de crise ininterrompue qu’elle ne cesse de connaître depuis jadis. Il n’y a pas lieu de comprendre l’une sans l’autre. La crise stagne cette société dans une situation de misère qui profite qu’aux faiseurs de crise : Les ambassades des pays « amis » d’Haïti, les courtiers internationaux, un petit groupe de politiciens apatrides et malfrats, encouragé par une élite paresseuse et pleurnicheuse. Jean Mary Louis à travers cette thèse met les intellectuels en face d’une réalité qu’ils évitent à tout prix de regarder en face. On refuse de se questionner sur les véritables maux de ce pays. Les intellectuels sont quasiment invisibles dans cette société. Ils refusent de faire face à ce que Jean-Paul Sartre aurait appelé de la double contradiction interne et externe. Quoique nous réfutons la thèse que selon laquelle Sartre présente l’intellectuel comme quelqu’un dépourvu de pouvoir. Nous pensons bien au contraire que l’intellectualité en elle-même est un pouvoir, que son détenteur peut utiliser à double sens, pour régler les contradictions interne/externe des sociétés tout en construisant de nouvelles valeurs ou en se comportant comme étranger à sa propre réalité de société.

L’intellectuel aussi pourrait faire usage de ce pouvoir qu’il détient pour créer des utopies populaires et sociales dans l’optique de construire une image positive de la nation sur le plan international. L’intellectuel est un engagé, un ingénieur de valeurs. On observe quelques problèmes en Haïti : Les intellectuels haïtiens ne s’érigent pas en classe ; et la notion d’« engagement » est loin d’être l’étiquette qui qualifie cette catégorie. C’est en ce sens que nous crions qu’Haïti est en panne d’élite, d’éthique et de morale. Les intellectuels haïtiens sont trop blancophiles, blancolâtres et blocamanes pour s’ériger en classe d’homme indépendant et engagé. Ce sont ces mêmes intellectuels et la presse qui véhiculent et consomment le discours de la pauvreté sur Haïti. L’herméneutique de la société pauvre haïtienne est un construit occidental, qui est intériorisé par les intellectuels et mise en pratique par les courtiers internationaux, d’où la bourgeoisie compradore et les politiciens conocrates.

De la construction du discours

Il n’y a pas lieu de parler d’Haïti sur la scène internationale sans évoquer le concept de « pauvreté »… On étiquette Haïti comme : le pays le plus pauvre de l’hémisphère. On veut rayer de la mémoire qu’Haïti est le symbole de la première révolution victorieuse menée par des esclaves dans l’ère moderne. 11 Le premier endroit de la terre où les notions de liberté et des droits de l’homme prendront en compte tout homme sans distinction de couleur. Contrairement à la révolution américaine de 1776 où l’on a oublié les noirs esclaves dans le Sud des Etats-Unis tout comme la déclaration universelle des droits de l’homme de 1789 en France n’a pas considéré comme des hommes les noirs réduits en esclavages à Saint-Domingue par la France elle-même. Haïti a changé les donnes des choses. Contrairement à cette image positive, on véhicule un discours sur la pauvreté qui arrange les petits esprits. Les intellectuels en font des titres et sous-titres, les croyants imputent à Satan la responsabilité de ces maux ou de ces malédictions – d’autre pensent même à une malédiction divine – parallèlement, les hommes politiques en profitent pour garnir leur carnet en Suisse et acheter des villas luxueuses à l’étranger.

Il existe bien sûr des couples de mot qui donnent sens aux discours des spécialistes sur le développement… Pauvreté/richesse, capacité/incapacité, Etat fort/Etat faible… Nord/Sud et bien avant (1492) on parlait de barbare/civilisé, le premier appartient à un nouveau monde et le second à l’ancien monde. Ces couples de mots souvent nous font oublier les véritables problèmes. Car la généalogie de la situation de la pauvreté dont on parle a d’autres couples de mots explicatifs qu’on évite d’évoquer comme Victime/ Bourreau, ou exploitant versus exploité, pourtant qui semble être crucial pour comprendre ce triste état de fait. En Haïti par exemple, on sait pertinemment que le problème du pays réside dans la répartition des richesses et des biens. Mais dans le discours des hommes politiques, d’affaires, et des intellectuels, le concept de redistribution n’a guère été évoqué. Les richesses au lendemain de l’indépendance n’ont pas été reparties équitablement, quoique Dessalines ait fait tout ce qui a été en son pouvoir pour qu’il y ait dans cette société ce qu’on pourrait appeler le « repartimiento », mais les fils des anciens maîtres et certains généraux de l’armée indigène ont voulu tout accaparer. C’est pourquoi l’Empereur Jacques 1er s’est demandé : Et ceux dont leur père sont en Afrique ? C’est-à-dire, la masse populaire, les anciens esclaves. Que va devenir cette masse quand une petite minorité veut tout accaparer ?

Du discours à l’action d’appauvrissement d’Haïti

Sans passer par quatre chemins, nous soutenons avec un sens de responsabilité intellectuelle qu’Haïti est loin d’être un pays pauvre, voir le plus pauvre. C’est probablement le pays le plus appauvri. Enrique Dussel nous montre que le clivage Nord/Sud n’a pas commencé durant les décennies 60-70, mais plutôt en 1492. Il faut dire qu’Haïti est une image typique de pays détruit par la triade, colonisation, dette et domination13. Avec les institutions internationales, (Fond Monétaire International, Banque Mondiale, Organisation Mondiale du Commerce) à travers des programmes d’ajustement structurels, on détruit : Primo la matrice de la société qu’est la classe paysanne. Secundo, on détruit l’agriculture haïtienne (destruction des porcs créoles au début des années 1980. Diminution des frais de douanes sur le riz importé passe de 35 à 3% sous les ordres FMI14) et tertio, on transforme Haïti en une république de mendiant avec pour socle, l’aidocratie, la kleptocratie et l’assistanat.

En ce qui attrait à la destruction programmée de la production agricole haïtienne par le gouvernement américain, Bill Clinton a fait des aveux troublant en 2010. Durant une prise de parole par devant la commission des Affaires étrangères du Sénat américain, l’ancien président démocrate a déclaré que : «…cela a probablement été bien pour certains de mes fermiers de l’Arkansas [l’Etat dont Clinton est originaire], mais cela n’a pas marché. C’est une erreur. J’ai dû vivre en ayant chaque jour sur la conscience les conséquences de l’incapacité des fermiers haïtiens à produire une récolte de riz en Haïti pour nourrir leur famille à cause de la politique que j’ai menée ». Cette confession audacieuse qu’exprime la mauvaise conscience de Bill Clinton (ami d’Haïti par excellence) ne peut consoler le paysan haïtien en aucun cas, mais c’est simplement pour nous une preuve de plus des atrocités perpétrées par les pays du Nord au dépend des pays du Sud et spécialement Haïti.

Suite à ce mécanisme d’appauvrissement, l’assistanat devient un concept à la mode en Haïti. Ce terme passe-partout est utilisé péjorativement pour décrire un système de redistribution des richesses ou de solidarité, dont les effets pervers ruinent la fonction publique et le pays en général. Dans le cadre du paradigme de la modernisation, on se rend compte que les pays du Nord se ventent d’apporter d’assistance ou de l’aide au pays du Sud dit défavorisé, ce qui constitue le point IV du discours du Président Truman. Mais dans la réalité c’est archifaux : il n’y a pas d’aide. Il n’y a que de l’intérêt. L’aide qu’a promis le gouvernement des Etats-Unis à travers ce discours est purement et simplement le plus grand prétexte d’ingérence et de néocolonialisme du temps moderne. Aussi, il faut faire fi la notion de « pays ami » en relations internationales. Il n’y a que de pays qui cherche leur intérêt (économique, géopolitique, historique etc.). Il faut être un fin-jouet pour pouvoir tirer son épingle du jeu international de pouvoir. Le film de Raoul Peck, Assistance Mortelle témoigne le côté sombre de ces aides « empoisonnées », sinon les « mauvaises fois » qui peuvent en résulter dans la façon d’apporter de l’« assistance » à ces pauvres gens. L’aide sans un minimum d’éthique de solidarité est vide de sens pour les nécessiteux, mais peut profiter seulement au grands barrons internationaux et aux membres de ses réseaux présents dans les pays du Tiers-monde.

Haïti est-elle pauvre ou appauvrie ?

On fait tout pour contourner l’origine des contradictions de cette société. On ne veut pas questionner les vrais problèmes de ce pays. Sur le plan conceptuel pauvreté sous-entend une situation dans laquelle un individu ou un pays se trouve dépourvu des ressources importantes. Quand nous parlons des ressources de base, nous faisons référence à la capacité de se nourrir, de se vêtir, d’avoir accès à un logement décent par exemple. Dans le cas d’un pays nous nous référons aux différentes ressources qui existe dans le sous-sol, le sol et dans l’espace physico-géographique de ce pays. Bref, la pauvreté survient dès que la population d’un pays se trouve confronté à ces problèmes. Mais dans le cas d’Haïti, il y a tout simplement une exploitation à outrance de l’occident, une colonisation mentale de l’élite et une mauvaise répartition des richesses et des biens du pays. Grégoire Eugene à travers son texte le Miracle Haïtien est possible nous rapporte que moins que 5% de la population détiennent plus de 90% du revenu national – et moins de 10% de ce revenu est redistribué pour plus de 95% de la population. Donc, comment comprendre la situation de ce petit pays sans ces données importantes. On ne saurait comprendre cette construction de société pauvre dont nous sommes en train de parler sans aussi passer en revue, le paiement de la dette de l’indépendance (150.000.000 de Franc Or) à la France et la réduction de moitié les frais de douane. Une situation qui a mis Haïti à genoux au lendemain de son indépendance.

Aucun historien ou analyste de la question de la pauvreté d’Haïti pour être objectif dans sa démarche ne saurait faire abstraction de l’occupation américaine. C’était une occasion pour les Etats-Unis d’atteindre trois grands objectifs : Premièrement, humilier Haïti symboliquement sur la scène internationale ; deuxièmement, d’affirmer son hégémonie dans la zone et troisièmement appauvrir Haïti davantage. Les historiens sont unanimes à admettre que l’occupation américaine a fait plus de bien à la national City Bank qu’elle a fait aux conseillers financiers américains corrompus à cette époque. Cette occupation a amplement contribué à mettre la société haïtienne à nue économiquement, socialement et politiquement au début du XXème siècle. Cette occupation lègue à Haïti un Etat centralisé, une masse populaire exclue et étranger dans leur propre pays et une élite déchue.

Les Organismes internationaux et les pays du Nord disposent des techniques scientifiques pour mesurer quantitativement la pauvreté dans les pays du Sud21, mais jamais il n’est question de mesurer laquelle de toutes ces puissances a commis le plus de crime aux pays du Sud et spécialement à Haïti. Est-ce l’Espagne ou le Portugal pour avoir introduit l’esclavage dans le Nouveau Monde ? Ou la France pour être la plus grande bénéficiaire de ce système démoniaque ? Peut-être les Etats-Unis avec la fameuse doctrine de Monroe (l’Amérique aux américains), puis pour voir pendant l’occupation américaine d’Haïti de 1915 volé les réserves d’Or d’Haïti de la banque centrale, et profite détruire la couverture forestière et végétale pendant cette triste occupation ? La génération d’aujourd’hui rétorquera pour dire que c’est la Mission des Nations Unis pour Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH) pour avoir introduit dans le Choléra (2011) et le phénomène de kidnapping dans le pays. Bref, pour avoir stabilisé Haïti dans la misère en sauvegardant l’intérêt de l’Occident.

La question du Pouvoir et de la pauvreté en Haïti

Il existe une variation du concept de pouvoir en fonction du temps, de l’espace et également de l’auteur qui l’aborde. Si pour les marxistes, le pouvoir c’est la capacité d’une classe sociale de réaliser ses différents objectifs spécifiques. Un auteur comme Foucault pense que le pouvoir s’exerce en réseaux. Gérard Loriot pense que le pouvoir se caractérise par une capacité que possède un individu, ou un groupe d’individu, d’obliger quelqu’un d’autre, ou un autre groupe d’individu, à faire ou ne pas faire quelque chose, sous peine de sanction. En ce sens, à l’avis de Loriot : « le pouvoir est la capacité d’obliger l’autre à modifier son comportement, même en absence de son consentement ». Il y a plusieurs types de pouvoir qui varie selon les auteurs. Les dirigeants haïtiens sont réputés pour avoir trop aimés le pouvoir. C’est l’une des explications de cet état de fait. Les politiciens de ce petit pays ne savent pas dire « non » aux dérives internationales et à l’ingérence. Ils sont encore, étant président, premier ministre, sénateur, député, des esclaves du maître, le colon blanc. Ce sont les mêmes maîtres et les mêmes esclaves pour la continuité du même establishment de 1492. Pas de « non » ni « mais » ! Car un simple « non » peut résulter de l’annulation d’un visa américain ou Schengen, de l’interdiction de départ etc. – bref, le « non » peut éventuellement faire perdre les avantages sociaux réservés aux esclaves à talent, donc ceux qui sont prêts à comploter contre Haïti.

Quand le pouvoir peut servir à la République et à la nation

Toute réflexion politique laisse comprendre que le pouvoir ne serait plus utile que s’il est utilisé pour le développement social, économique, psychologique d’une nation – d’où à la construction d’un nationalisme éclairé sous la base d’une société d’équité et de reconnaissance. Utiliser le pouvoir pour détruire les membres de sa propre communauté, les plus appauvris et démunis peut s’avérer un crime de haute trahison à une nation. Il paraît juste que les concepts utilisés dans les sciences humaines et sociales ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, toujours devrait-il exister une dialectique entre les concepts et les réalités sociales. Les intellectuels et le commun des mortels font des concepts ce qu’ils désirent comme acteurs ou agents sociaux en fonction des besoins sociaux, politiques et de la réalité de la société dans laquelle ils vivent. Mais, en réalité seule l’histoire jugera sans prendre en compte la définition des concepts…Tout ce qui est importé pour l’histoire ce sont les actes des hommes dans le temps et comment ils peuvent contribuer dans le progrès et le développement pour les générations futures. On est tous libre de choisir soit de devenir ce que nous voulons d’être comme pays libre et indépendant – ou de continuer à croire en ce que l’occident veut qu’on croit : « Que nous sommes une société pauvre ». Peut-il exister un plus grand crime contre l’humanité que celui de faire croire à l’autre ce qu’on veut pertinemment qu’il croit même quand c’est faux… c’est-à-dire de réinventer tout un peuple et toute société comme pauvre.

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ÉDITEUR / ÉDITRICE

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Sandy LAROSE
Professeur de Psychologie Politique à l’Université Notre Dame d’Haïti MA. Histoire, Spécialiste en Développement
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